samedi 27 décembre 2008

La bedaine

La veille, c’était Noël. Une journée comme les autres. Avec une fin en queue de poisson au bout, lorsque les lumières se ferment, lorsque plus rien ne subsiste de cette présence humaine qui vous entoure et qui vous fait croire que vous n’êtes pas seul avec votre chagrin usé, rapiécé à coups de petites misères, trop subtiles et pas assez tragiques pour qu’on n’y remarque rien. Pour tout le monde, elle était heureuse, avec son immense bedaine supposée comblée du bonheur d’une future maternité. Mais personne ne voyait cette lourdeur qui l’accablait et qui l’enfonçait dans la terre au lieu de la laisser porter sur les nuages. En ce matin du 26 décembre de la fin du monde, la lumière passait lâchement la fenêtre étouffée par le givre. On pouvait à peine respirer tellement le maison semblait prise dans l’hiver. En se réveillant, Marie avait regardé son nombril enflé par une grossesse presque arrivée à son terme, et qui se nourrissait d’elle, lui flétrissait l’âme. « Né de père inconnu, et de mère décédée le jour de sa naissance », dira-t-on de l’enfant. Et on le confiera à qui veut bien le prendre à sa charge. Toute sa vie, il se sentirait comme un colis sans destinataire, perdu dans les dédales de la poste, en quête d’une adresse où atterrir, la première ayant été effacée par la pluie dès qu’elle eût été envoyée. Non, Marie ne le laisserait pas ainsi abandonné aux aléas du monde. Elle se leva, posant ses pieds sur le plancher froid de la chambre, puis se dirigea, presque nue, vers son bureau de travail, où l’attendait du papier à lettre et un stylo. Elle écrivit quelque chose, puis posa le crayon à côté de l'ouvre-lettre.
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Lorsque Philippe reçut l'enveloppe, il remarqua des taches rouges qui avaient imbibé le papier, on aurait dit du sang. Il la décacheta, et y lut, en lettres rouges, ces quelques mots, condensé d’une histoire trop brève qui aurait pu être élaborée davantage : « Elle portait en son ventre un petit cheval. Un jour, il lui prit une envie folle de galoper avec lui. Alors elle s’ouvrit le ventre pour le laisser aller, et ils partirent ensemble. » Alors il prit le manuscrit, et le déposa sur la pile des histoires refusées.

lundi 15 décembre 2008

Une amorce de texte

En ce temps-là, le monde était une boue sans forme, une grosse masse lourde dont j’étais le centre, aveugle à toute lumière.

mercredi 3 décembre 2008

Les viaducs s'écroulent

La route est dure et les hommes boitent sur le bas-côté. Les voitures passent en les éclaboussant. Ils rêvent d’un peu de soleil, d’un petit coin d’herbe sèche pour délasser leurs bottes et se reposer un peu. La journée a été longue comme un déluge et s’est abattue sur eux, sans doute pour les punir de leur faiblesse. C’est de feu dont ils auraient besoin : ils l’entendent qui crépite au bout du chemin, et qui les appelle à venir sécher leurs vieux os. Ce qu'il leur faut, c'est un peu de paix, et le silence de la cendre, au matin, quand l’aube leur rappelle que tout est toujours à recommencer, que la vie passe entre les voitures, que les viaducs s’écroulent, et que la mort viendra toujours récompenser ces pauvres bêtes éparpillées dans la boue.

lundi 1 décembre 2008

Moïse

Il a suffi à Moïse de frapper le rocher pour en faire jaillir une source, alors je me frappe, pour irriguer la terre sèche de mon âme, pour pallier à l’aridité de mon existence. Tous les jours je me frappe, avec un fouet, je me purge de ces années de misère où j’ai prononcé en vain le nom du Seigneur, où j’ai bafoué ma vie à grands coups de gin et de whisky, sur l’autel de cette soif infinie qui me buvait du dedans jusqu’à me brûler les tripes. J’ai bu ma famille, ma joie et maintenant je me frappe, comme Moïse son rocher, pour en presser le citron, pour faire jaillir en moi le peu de pureté qui resterait dans les interstices de mon corps. Pour être franc, tout ce que j’en tire, c’est de la douleur. J’en suis même venu au sang, l’autre jour. Mais c’était le même vieux sang qu’auparavant, sale et usé, comme une vieille huile chargée d’impuretés qui alourdirait mon corps. Jusqu’à l’enfoncer dans la terre pour de bon. Tout le monde serait content.
Le prêtre m’a dit, à la confesse, que je pouvais aller en paix, que j’étais lavé de tous mes péchés, mais moi je les sens encore, mes péchés, qui frémissent, qui ont soif d’une autre gorgée. Je veux plutôt les abreuver de mon sang, leur retourner cette saleté, les étouffer avec. Alors c’est le fouet qui crie maintenant dans ma chambre pour enterrer le bruit de la soif, ce sont des plaies qui s’entrouvrent et qui saignent pour m’ouvrir le chemin de la mort. Le silence, lui, me répète toujours la même chose : « Bois. » J’ai arrêté de l’écouter, mais je ne cesse de l’entendre, du fond de ma solitude, qui crie, se tord et se déchire. Qui en demande encore.
Je bois pour le feu qui monte en moi, qui se retire tranquillement dans mes veines en berçant mon esprit torturé. C’est un peu de paix que je laisse glisser dans mon corps à chaque fois. Mais toujours ça revient, ce grand vide d’être inutile à mes proches, ce sentiment d’être un poids mort pour moi-même. Il ne faut pas jeter d’huile sur le feu, comme ils disent, mais j’ai envie de prendre cette dernière gorgée, celle de trop qui m’enflammerait pour toujours, m’illuminant pour un instant au centre de cet univers noir qui m’étouffe.

mardi 25 novembre 2008

Le courage est rare (version remasterisée)

Tu dis que le courage est rare
que le souffle s’enlise
entre les murs

tu luttes contre ce froid qui force tes lèvres
un froid du dedans
un goût d’agonie qui monte à la gorge

au large l’éclair trébuche encore
et force le chemin des eaux
tu l’entends qui arrive et qui a faim

tu marches à sa rencontre
parmi tes débris d’années noueux
le monde a un goût de soif et de liberté

la femme est là
sa chaleur noire te hante

vendredi 21 novembre 2008

mardi 18 novembre 2008

Citation de Heidegger à méditer

«En un temps où le coin le plus éloigné du globe a été soumis à la domination de la technique et est devenu exploitable économiquement, quand n'importe quel événement dans n'importe quel lieu à n'importe quel moment est devenu accessible aussi rapidement que possible, quand on peut «vivre» simultanément un attentat contre un roi de France et un concert symphonique à Tokyo, quand le temps n'est plus que vitesse, instantanéité et simultanéité, et que le temps comme pro-venance a disparu de l'être de tous les peuples, quand le boxeur est considéré comme le grand homme d'un peuple, quand le rassemblement de masse de millions de gens est considéré comme un triomphe -- alors, vraiment, en une telle époque, les questions qui planent comme des spectres au-dessus de toute cette sorcellerie demeurent: pour quoi faire? -- pour aller où? -- et quoi ensuite?»

dimanche 9 novembre 2008

Un conte-haiku...

Elle portait en son ventre un petit cheval. Un jour, il lui prit une envie folle de galoper avec lui. Alors elle s’ouvrit le ventre, et ils partirent ensemble.

samedi 8 novembre 2008

Madame Émilienne

Madame Émilienne a de grosses miches, qu’elle tient serrées, bien fort. Tous les jours il passe, c’est son client préféré. Sa belle moustache farineuse s’ébroue au vent avec désinvolture. Madame Émilienne le regarde passer devant elle, se choisir une baguette, puis venir à elle. Il lui donne toujours ses cinq euros, en disant : gardez la monnaie, madame. « Madame », la manière dont il prononce ce mot, avec juste assez d’emphase en étirant les « a », comme ça : « AA ». C’est sûrement un retraité, un homme cultivé, veuf, de surcroît, qu’elle se dit, madame Émilienne. Là, elle songe à la baguette de ce monsieur, qu’il ramènera chez lui, et elle s’imagine être cette baguette toute chaude, qu’il brisera de ses mains, en retirera un morceau pour le faire fondre, tendrement, dans sa bouche. Ah! Qu’elle aimerait fondre dans sa bouche, au monsieur Félix. Tiens, c’est comme ça qu’il doit s’appeler, qu’elle se dit, Monsieur Félix. Ça va bien avec ses cheveux blancs, cendrés, plutôt, entre neige et cendre, comme lorsqu’elle était petite, à la montagne, et que son père l’envoyait quérir des braises pour repartir une autre fournée de pain dans le fournil de la maison d’enfance. D’ailleurs, monsieur Félix a des similitudes avec ce père tant aimé, si tôt parti de la vie de madame Émilienne. Si tôt qu’elle et sa famille avaient dû quitter la Savoie natale pour venir ici, en ville, loin des grands sapins gorgés de vert et de ces cimes blanches qui veillaient sur l’enfance de madame Émilienne. Tout ça lui revenait en mémoire lorsque, le matin, Félix se pointait avec son journal sous le bras, le regard pétillant, en fredonnant des airs joyeux de Joe Dassin. Où allait-il après ? Elle aurait bien voulu le savoir, sûrement dans quelque café tranquille de la rue Jaurès, pour écrire, qu’en savait-elle, un roman peut-être ? Un roman sans doute rempli de sentiments et d’audace, tout ce qui avait fait tant défaut à Madame Émilienne, elle qui n’avait connu que le pain et les fours. Tout ces petits pains qu’elle faisait avec amour, tous autant qu’ils étaient, bien emmaillotés dans leur mie, qu’elle refermait tendrement sur eux pour qu’ils n’aient pas trop froid au sortir du four. Car c’était ses enfants, à Madame Émilienne, ces petits pains.

vendredi 7 novembre 2008

Début d'une nouvelle qui va nulle part

Elle était sombre comme ce lac qui avait marqué son enfance, et qui avait avalé son petit frère, un matin de printemps. Elle lui avait dit de rester au bord, de ne pas faire le fanfaron, que la glace ne tiendrait pas, mais il s’était quand même avancé vers le centre, pour être englouti à jamais sous la débâcle. Alors son cœur à elle se recouvrit d’une couche inviolable de givre. Cette rupture la sépara du continent des hommes, elle s’en alla avec la dérive d’un glacier inaccessible. Tous ceux qui tentaient de l’approcher furent gelés eux-mêmes, elle les gardait un temps prisonniers de ses neiges éternelles, puis chacun d’eux s’en retournaient, le cœur brisé et vide, la laissant s’échouer sur des continents d’hiver sans fin.
Il y avait eu Philippe, follement épris de sa grande chevelure noire, et qui la courtisait de ses manières adolescentes et maladroites. D’abord indifférente, elle avait fini par céder à ses avances, acceptant de lui une présence réduite à un minimum de contact entre eux. Elle se mit à le mépriser franchement, sans raison, puis le laissa, sans raison, au bout de huit mois, pour se réfugier dans ses derniers retranchements intimes et désespérés.
Ensuite vint le grand Jérôme, qui finit par se décourager de tant de froideur et qui la laissa refroidir seule ce banc de parc un samedi soir de juillet. Finalement il y eut Louis, après qui elle s’épuisa de courir, avant de le trouver dans les bras de la chaude Sophie, avec laquelle il se maria quelques mois plus tard. Elle était seule sous les grands vents d’automne, qui emportaient une après l’autre les feuilles de son arbre. Un jour, lors d’une soirée bien arrosée d’alcool, elle engouffra quelques boîtes de pilules aux noms excentriques, et s’affala sur le plancher de sa salle de bain.
Et c’est là qu’un certain soleil vint planer sur son ère glaciaire. On la trouva, l’emmena à l’hôpital, où elle dut vomir ses tripes pendant plusieurs jours, et revenir à elle peu à peu sous le regard désemparé de sa famille. La fenêtre de sa chambre donnait sur le fleuve, où des glaces hésitaient encore à disparaître sous le soleil d’avril. Elle comprit qu’un long cauchemar allait peut-être prendre fin pour elle. Mais jamais elle ne reverrait le visage de son petit frère, surgissant, héroïque, des eaux libérées.

mardi 4 novembre 2008

Comme un voleur


Je me rappelle ces automnes où mon grand-père vivait, lui qui disait toujours : « L’hiver va v’nir comme un voleur. Un bon matin on s’en attendra pas pis ça va êt’blanc dèhors. Ça va êt’le temps d’s’encabaner. » Il décrétait ça en fendant l’air de sa main droite, de haut en bas. En bon agriculteur, mon grand-père vivait avec les saisons. L’hiver annonçait son repos prochain. Il n’avait aucun contrôle sur sa venue, pas plus que sur ce jour où la mort est venue le prendre dans son lit. En lui, c’était devenu tout blanc. Il s’était encabané dans l’éternité.

lundi 3 novembre 2008

Avaler une couleuvre


Instinct farouche


Je sens parfois en moi cet instinct farouche de prendre le bois, de partir au hasard des clairières, et de me laisser guider par une voix qui m’appelle entre les branches au-delà des barrières, vers un lieu qui s’agite au bout des vents. Alors je me sens prêt à suivre quelque bête sauvage en fuite et me perdre avec elle au fond des vallées jusqu’à la nuit.

samedi 11 octobre 2008

Coyote

Un jour, mon grand-père a pris son fusil et, de la fenêtre de sa cuisine, a visé un coyote qui mangeait les restes de boucherie de la veille derrière la grange. D’un trait, il a touché le coyote au derrière et, paniqué, a appelé mon père pour lui demandé de venir l’achever. Papa, habitué aux bourdes de son père, laissa son dîner et partit charger sa carabine à la cave. Je l’ai suivi jusqu’à l’arrière de la grange. C’est là que je l’ai vue, la pauvre bête, paralysée en partie par sa blessure et par la peur qu’elle tentait, tant bien que mal, de cacher derrière ses crocs et des grognements étouffés. Je me rappelle cette vague qui m’a envahi, naissant au creux du ventre, et qui s’est répandue aux quatre coins de mon innocence. Je me souviens de cette révolte contre la gratuité de la mort et contre le fait que le simple caprice d’un homme sans jugeote soit si porteur de souffrance. Quand je repense à ce jour, ce qui me revient le plus à la mémoire, c’est la rage qui a obscurci mon regard, c’est la haine qui a fait son nid dans mon enfance. Ce jour-là, mon grand-père a pris ombrage dans mes souvenirs : un certain coyote grandit.